lundi 11 août 2008

Remonter le temps ou la véritable histoire de Lucy et Abel

L'analyse rétrograde est un jeu de réflexion dérivé du jeu d'échecs. Elle consiste à déterminer à partir d'une position de jeu donnée, la succession de coups qui y a mené. Le raisonnement consiste à envisager quels étaient les différents coups précédents possibles selon les règles du jeu d'échec. Pour chacun de ces coups, on envisage alors les coups qui auraient pu les précéder... et ainsi de suite, jusqu'à aboutir à une contradiction (aux règles du jeu d'échecs) permettant d'écarter un coup. On imagine bien la complexité d'une telle recherche, compte-tenu du nombre de combinaisons à tester. Un ordinateur bien programmé s'en tire aisément et certains champions excellent aussi dans ce type d'exercice.
Le problème ci-dessous est extrait de l'ouvrage Sherlock Holmes en échecs du logicien Raymond Smullyan.
Sachant que les noirs ont joué les derniers, quel a été leur dernier coup, et quel a été celui des blancs ? (réponse dans la section commentaires de ce post).
Imaginons maintenant le désarroi d'un joueur à qui l'on demanderait de se livrer à une analyse rétrograde, mais qui ignorerait de plus tout des règles du jeu d'échecs. S'il accepte ce défi, qui aurait même fait renoncer Sisyphe, il lui sera recommandé de procéder comme suit:
1) Inventer un jeu de règles.
2) Mener l'analyse rétrograde en respectant les règles retenues. Les cas
3a) soit l'analyse rétrograde aboutit ; dans ce cas le joueur n'aura pas échoué mais n'aura pas la certitude que le corps de jeu de règles était bien celui qu'avait choisi l'auteur du problème.
3b) soit l'analyse rétrograde aboutit systématiquement à des contradictions Il devra retourner à l'étape 1, choisir un nouveau jeu de règles et recommencer l'opération.
Si l'étape 3a aboutit, il est possible que ce jeu de règles coïncide avec celles du jeu d'échecs classique mais rien ne le garantit. Trop peu d'informations sont présentes dans une partie pour invalider tous les autres jeux de règles. Il faudrait que ce pauvre homme puisse tester ``ses règles'' sur d'autres parties jusqu'à ne posséder plus qu'un seul jeu possible.
Les historiens, climatologues et autres paléoanthropologues (comme Yves Coppens qui a découvert les ossements de Lucy aux côtes du géologue Maurice Taïeb et du paléontologue Donald Johanson) qui essaient de reconstituer l'histoire (de l'humanité, du climat, de la vie, de notre planète, de notre univers pour les astrophysiciens) à partir de l'analyse de tout ce qui leur est accessible aujourd'hui (témoignages, manuscrits, fossiles, ruines...) sont confrontés à un problème de nature semblable ; si ce n'est que leur échiquier a les dimensions de notre univers, que le nombre de pièces est incomparablement plus grand et que les règles imaginées par le créateur peuvent être d'une variété infinie et pas toujours homogènes (imaginez par exemple, que les joueurs d'échecs aient fait une partie en jouant à Tempête sur l'Echiquier - un jeu de société basé sur des variantes au jeu d'échec).
A travers l'analogie de l'analyse rétrograde, on comprend mieux le philosophe Karl Popper qui affirmait qu'une théorie scientifique doit être réfutable et que celle-ci reste alors vraie tant que l'observation qui l'invalide n'a pas été faite. Ainsi, Yves Coppens après la découverte de Lucy (en exergue de ce post) en 1974 avait élaboré la théorie de l'East Side Story. Pour faire bref : il y a 8 millions d'année les plaques africaines et indiennes se seraint heurtées et auraient donné naissance à la vallée du Rift qui aurait scindé l'Afrique et dérangé les grands singes tranquilles qui peuplaient la forêt luxuriante. A l'Est de cette barrière infranchissable, la végétation se serait raréfiée et la forêt aurait cédé la place à la savane. Pour survivre dans cet environnement hostile, l'homme se serait redressé sur ses pattes arrières, libérant ainsi ses mains et favorisant le développement de son neocortex. L'apparition des hominidés aurait donc été rendue possible/nécessaire par l'adaptation à un changement climatique majeur, et ils auraient ensuite peuplé la planète à partir de cette région.
Cette théorie (encore populaire aujourd'hui) est restée valide jusqu'à la découverte d'un ancêtre de Lucy dénommé Abel (ci-dessous la partie antérieure de sa mâchoire) en 1993 au Tchad par les équipes de Michel Brunet. Yves Coppens a accepté sa "défaite" en 2003.
PS : pour les amateurs d'analyse rétrograde, je vous recommande l'excellent polar d'Arturio Perez-Reverte Le Tableau du peintre flamand qui s'articule autour d'un tel problème.

3 commentaires:

Jean-Pierre Goux a dit…

La solution du problème d'analyse rétrograde : le fou blanc n'a pas pu quitter sa diagonale g1-a7 au coup précédent.
"Les noirs, en jouant en dernier, ont amené leur roi de a7 à a8 où il a pris une pièce blanche. Auparavant, cette pièce blanche était sur la diagonale g1-a7 et masquait ainsi l'échec du fou. Ayant sauté de b6 à a8, cette pièce ne peut être qu'un cavalier. Donc, lors du dernier coup, les noirs ont amené leur roi de a7 à a8 où il a pris un cavalier", et ce cavalier s'est déplacé au coup précédant de b6 à a8.

Anonyme a dit…

Je suis en retard, j'en étais encore resté à la théorie d'Yves Coppens. Qu'est-ce que la découverte d'Abel a chamboulé exactement ? Est-ce parce qu'il a été découvert au tchad, donc en delà du rift censé séparer singes et hominidés ?

Jean-Pierre Goux a dit…

Oui effectivement la découverte de Michel Brunet a mis fin à la théorie d'Yves Coppens (qu'il avait pourtant si bien expliquée dans son ouvrage passionnant Le Singe, l'Afrique et l'Homme paru en 1983). Abel est en effet âgé de 3.5 millions d'années et est donc un peu plus vieux que Lucy (3.2 millions d'années), ce qui prouve que le singe n'avait pas nécessairement besoin de l'apparition de la savane pour se redresser sur ses pattes et devenir hominidé. Il y a donc eu plusieurs berceaux de l'Humanité et non pas un seul à l'Est du Rift. En 2001, le même Michel Brunet a trouvé un crâne fossile (baptisé Toumaï et dont la presse a beaucoup parlé), encore au Tchad, qu'il a daté à près de 7 millions d'année (le record absolu pour un hominidé), infirmant à nouveau la théorie de Coppens et. En 2006, Michel Brunet (qui est toujours beaucoup moins médiatique que Coppens) a publié un ouvrage aux Editions Odile Jacob (Nomade, chercheur d'os. D'Abel à Toumaï ) qui décrit ses recherches.