lundi 27 juillet 2009

Entretien avec le spationaute Jean-François Clervoy


Vendredi dernier, j'ai eu l’honneur de pouvoir m’entretenir une heure avec le spationaute Jean-François Clervoy. Le rendez-vous a eu lieu près des Halles, dans les bureaux de Novespace, la société dont il est le PDG et qui organise les vols paraboliques à bord de l’Airbus Zéro G. 


Jean-François Clervoy est allé trois fois dans l’espace à bord des missions de la navette STS-66 (1994), STS-84 (1997) et STS-103 (1999). Il a séjourné en tout 28 jours en orbite. Il est en train de finaliser la rédaction d’un livre sur sa troisième mission (sortie prévue à l’automne) qui visait à réparer le télescope spatial Hubble (NdR: cf. mon récent post sur la mission STS 125 de mai dernier qui devait également réparer Hubble). Pour effectuer ces maintenances, la navette s’était hissée jusqu’à une altitude record de 600 kilomètres (250 kilomètres de plus que la station spatiale internationale), ce qui fait de Jean-François Clervoy l’astronaute qui s’est éloigné le plus de la Terre, après ceux du programme Apollo. Il est également toujours l'un des 6 astronautes européens de l'ESA titularisés (Agence spatiale européenne). Je l’ai justement rencontré pour m’entretenir avec lui de la nature de son expérience en orbite et du rapport des astronautes avec la Terre, thèmes centraux de mon projet de roman Le Siècle bleu


Je lui ai donc tout d'abord parlé du livre "Clairs de Terre" (The Home Planet) qui a été le déclencheur de mon projet en 1996. Ce livre a été édité par l'association des explorateurs de l'espace qui rassemble plus de 320 astronautes de tous les pays du monde. Ils ont réunis leurs plus belles photos de la Terre et leurs plus beaux textes dans "Clairs de Terre". La profondeur et la poésie de ces textes m'avait frappé et poussé à enquêter davantage sur cette transformation subie par les astronautes, puis à la placer au coeur d'un roman. Voici ci-dessous quelques-uns d'entre eux.


Nous sommes partis découvrir la Lune et en fait nous avons découvert la Terre

Eugene Cernan – Etats-Unis

 

J’aurais souhaité, après mon retour, que les gens me demandent comment c’était là-haut, comment je m’étais associé) cette noire brillance du monde et quelle impression cela m’avait fait d’être comme une étoile tournant tout autour de la Terre.

Reinhard Furrer – République Fédérale d’Allemagne


Je regardais au-dehors la noirceur de l’espace, semée splendidement d’un univers de lumières. Je vis sa majesté, mais nulle bienveillance. C’est en dessous qu’il y avait une planète accueillante. Là-dessous, enclos dans la fine et mouvante coque de sa biosphère, si étonnamment fragile, il y a tout ce qui est cher à nos cœurs, tout le drame, toute la comédie humaine. C’est là qu’est la vie, là que sont toutes les bonnes choses de la vie.

Loren Acton – Etats-Unis.


Je crois que même les plus savants des philosophes de la Renaissance et les plus audacieux esprits du passé n’auraient jamais pu estimer la taille réelle de notre planète. Longtemps, elle vait paru immense, presque infinie. C’est seulement à partir du milieu de notre siècle que l’homme s’étant rendu dans l’espace au-dessus de la Terre, a pu se rendre compte avec surprise et incrédulité combien la Terre est en fait petite. D’aucuns ont vu en elle une île flottant dans l’infini de la création ; d’autres l’ont comparée à un vaisseau spatial peuplé d’un équipage de plus de six milliards d’hommes.

Pavel Popovitch – Union Soviétique.


Je voyais la Terre depuis l’espace, si belle depuis qu’avaient disparu les cicatrices des frontières nationales.

Mohammed Ahmed Faris – Syrie.


Les limites de mon imagination ont reculé lorsque j’ai pu contempler la Terre qui se détachait au sein d’un néant sombre et peu engageant. Les riches traditions de mon pays m’ont préparé à surmonter les préjugés et les frontières nationales. Il n’est pas nécessaire d’entreprendre un vol spatial pour parvenir à un tel sentiment.

Rakesh Sharma – Inde. 


Les premiers jours, nous montrions nos propres pays. Au troisième et au quatrième jour, notre continent. Dès le cinquième jour, nous fîmes plus attention qu’à la seule Terre.

Sultant be Salman al-Saoud – Arabie Saoudite.


La Terre nous faisait penser à une décoration d’arbre de Noël se détachant sur le fond noir de l’espace. Plus nous nous éloignions et plus sa taille diminuait. Finalement, elle se trouva réduite à la taille d’une bille de verre, la plus belle bille qui se puisse imaginer. Ce bel objet chaud et vivant était si délicat, si fragile que si on l’avait effleuré du doigt il se serait brisé et répandu en miettes. Quand un homme voit cela, il ne peut qu’être transformé, il ne peut que mesurer ce qu’est la création et l’amour de Dieu.

James Irvin – Etats-Unis.

Jean-François Clervoy connaissait bien ce livre (puisqu'il était évidemment membre de l'association des explorateurs de l'espace) et confirme que l’expérience et les émotions en orbite sont très fortes, mais que beaucoup d’astronautes ne communiquent pas dessus. Ce blocage est conscient pour certains (car cette expérience relève du privé) et inconscient pour d’autres (certains n’ont toujours pas réalisé qu’ils étaient allé dans l’espace). Il pense que les astronautes ne changent pas après un vol spatial, ils renforcent juste des choses et des valeurs qu’ils avaient déjà en eux. Ceci explique selon lui pourquoi certains astronautes n’ont rien ressenti : ils sont allés dans l’espace, y ont effectué leurs tâches, comme ils l’auraient fait n’importe quel autre job, puis sont rentrés chez eux. 


En effet, il ne faut pas oublier que la mission première de l’astronaute est avant tout d’effectuer les tâches pour lesquelles il s’est préparé pendant de longues années. Jean-François Clervoy indique d’ailleurs que cette préparation technique était parfaite et que finalement il n’y a quasiment pas eu de surprises en vol. Tout s’est déroulé comme cela a été planifié (ou selon des scénarios d’incidents qu’ils avaient envisagés). Les simulations avaient joué merveilleusement leur rôle. Comparé aux astronautes qui sont restés pendant plusieurs mois à bord de l’ISS ou de Mir qui ont davantage le temps pour la contemplation et la réflexion, Jean-François Clervoy a lui toujours volé dans des missions de courte durée où chaque minute doit être maximisée. Tout cela ne laisse donc ni la place ni le temps aux émotions. 


Pour sa part, il a quand même essayé de vivre pleinement cette expérience et a su garder quelques moments privilégiés pour lui. Il a souvent eu les larmes aux yeux à bord, en réalisant la chance qu’il avait de faire partie de ce groupe de pionniers et d’être Là-haut. Il rappelle s’être pincé pour réaliser la chose qu’il vivait. Il a une mémoire encore très précise de ces instants, mémoire sensorielle que l’on pourrait même qualifier de synesthésique, tant elle mêle la vision, l’odorat et le toucher… Il a essayé de la vivre par « tous les pores », selon ses mots.


Pour préparer ses missions sur ce plan personnel, Jean-François a beaucoup échangé avec son ami Story Musgrave, qui est notamment venu le voir pendant les périodes de quarantaine précédant les vols. Pilote (18 000 heures de vol sur plus de 160 appareils), chirurgien, chimiste, mathématicien, informaticien, biophysicien, physiologiste, mais aussi diplômé de littérature, Musgrave est l’un des astronautes les plus complets de la NASA (regardez son CV sur Wikipedia ou sur son site, c’est impressionnant) mais aussi l’un des plus iconoclastes. Dans le cadre de mes recherches, Jean-François Clervoy m’a d’ailleurs recommandé de creuser le personnage de Story Musgrave qui est pour lui l’astronaute qui a eu l’expérience la plus forte et qui a su le mieux la partager. Il m’a en particulier orienté vers le film-documentaire « Story » de Dana Ranga consacré à cet astronaute (elle voulait  faire un film sur les astronautes en général et a tellement été impressionnée par Musgrave qu’elle s’est focalisée sur lui). Je me suis empressé de le commander (disponible via ce site).


Nous avons ensuite parlé de l’expérience très particulière des sorties extravéhiculaires (EVA). Jean-François Clervoy n’en a pas effectué lui-même, mais en a accompagné de près puisque c’est lui qui pilotait le bras articulé sur lequel s’appuyaient les astronautes pour réparer Hubble. Cette expérience de liberté presque totale est provoquée selon lui par :

  • La grande flexibilité de la combinaison spatiale américaine qui permet une grande aisance de mouvements ;
  • Le champ de vision très large qu’offre le heaume de la combinaison (le bord n’est même pas visible, ce qui donne l’impression à l’astronaute de véritablement être à l’extérieur) ;
  • La symbolique presque « natale » de la sortie du sas où l’astronaute n’est plus relié au vaisseau mère que par un filin de sécurité ;
  • L’autonomie totale du scaphandre qui donne l’impression à l’astronaute d’être un vaisseau spatial lui-même.
J’ai demandé à Jean-François Clervoy s’il avait observé des phénomènes inexpliqués. En ce qui le concerne, il a eu des réponses à toutes les choses bizarres qu’il avait observées, comme par exemple ce flash très fort qui sortait de nulle part mais qui était en fait provoqué par le passage d’un proton (provenant d’un rayon cosmique) dans sa rétine, ou ces milliers de cristaux scintillants à l’extérieur du vaisseau libérés par le délestage de l’eau excédentaire dans la pile à combustibles (cristaux qu’avait aussi vus John Glenn, premier Américain dans l’espace).


La prise de conscience écologique induite par la vision de la Terre depuis l’espace fait partie intégrante de l’expérience spatiale selon Jean-François Clervoy. De là-haut on perçoit la fragilité de la vie sur Terre (l’atmosphère est tellement fine qu’elle est à peine visible) mais pas de la Terre elle-même qui paraît très solide sur le plan géologique. Jean-François Clervoy est engagé dans la protection de la planète, il est d’ailleurs parrain du parc EANA en Normandie et de l’association Te Mana O Te Moana en Polynésie.


Outre la beauté de la Terre, c’est le contraste avec le noir profond du ciel qui frappe. Les étoiles sont partout autour, mais elles sont invisibles. La lumière combinée de la Terre, du Soleil et de la Lune sont en effet trop fortes. Jean-François Clervoy indique que pour les voir, il faut attendre que la navette passe dans l’ombre du Soleil (ce qui arrive 16 fois par jour) et que la Lune ne l’éclaire pas trop. Il faut également éteindre toutes les lumières à l’intérieur de la navette. Alors, au bout de 15 minutes, la rétine s’habitue. C’est un rituel qu’il a pratiqué au moins une fois par mission. Des myriades d’étoiles apparaissent alors (mais pas plus que depuis une haute montagne, loin des halos lumineux urbains). Elles sont surtout d’une netteté absolue car elles ne scintillent plus. Leurs couleurs originelles sont également visibles. La Voie lactée apparaît de façon superbe, large comme un boulevard. Lors de sa dernière mission, le retour de la navette sur Terre a été décalé à cause des mauvaises conditions météorologiques. Jean-François Clervoy se rappelle alors avoir reçu une mémorable leçon d’astronomie par les membres de son équipage, dont trois étaient diplômés d’astrophysique. 


Son rêve serait de séjourner suffisamment longtemps en orbite pour connaître la Terre par cœur, comme son père pilote de chasse qui connaissait les moindres villages et reliefs  de France et n’avait pas besoin de cartes par grand beau temps. Certains astronautes, russes notamment, connaissent l’ensemble des chaînes montagneuses, des lacs, des estuaires, des fleuves, des volcans et des villes de la Terre (ci-dessus, une photo du Lac Nasser).


Malheureusement ce rêve risque de ne pas pouvoir se réaliser. En retour de leur contribution à l’ISS, dans le dernier partenariat avec les Américains en vigueur, il n’y avait que 5 places (dont 2 ont été déjà utilisés) pour des Européens à bord de la navette américaine, et c’est tout. En effet, il ne reste plus que 7 vols de la navette d’ici fin 2010 et après elle prendra définitivement sa retraite. Le Français Léopold Eyharts étant parti en février 2008, il est peu probable qu’un autre Français fasse partie des 3 derniers (il y aura très certainement un Allemand et un Italien, gros contributeurs à l'ISS, et sûrement le hollandais André Kuipers). Il faudra alors attendre que le véhicule Orion du programme américain Constellation soit opérationnel (mais ça ne sera pas avant plusieurs années) ou que les Européens signent un accord de coopération avec les Russes, pour qu’un Français reprenne la route des étoiles. Cela change drastiquement avec les années 90 pendant lesquelles un Français a volé chaque année…


Plus globalement, il souligne l’absence de programmes spatiaux militaires ou civils majeurs dans les prochaines années. Le module Columbus, le ravitailleur ATV (auquel Jean-François Clervoy a contribué), la fusée Ariane 5 ECA et le missile M-51 sont maintenant achevés. Il craint que l’absence de grands programmes provoque une désaffection encore plus grande des jeunes pour des carrières touchant au spatial ou plus généralement à la Science et aux Technologies. 


Malgré les rumeurs qui entourent le travail de la Commission Augustine (qui analyse jusqu’à la fin de l’année pour l’administration Obama le programme Constellation lancé par Bush en janvier 2004) Jean-François Clervoy pense que ce programme continuera. Obama sait bien quel a été l’impact du programme Apollo sur le nombre de PhDs aux Etats-Unis dans les disciplines scientifiques et sur l’essor économique que cela a permis ensuite. Les Etats-Unis essaieront seulement de rendre Constellation moins onéreux. Selon lui, il paraît totalement improbable que les Etats-Unis annoncent un retour sur Mars sans passer par la case Lune. Ce serait en effet un challenge bien plus audacieux que le programme Apollo, et il ne voit pas la NASA réaliser un tel défi surtout avec les exigences de sécurité qui pèsent sur les vols habités. 


Les Européens veulent participer à ce retour sur la Lune dans le cadre de l’International Space Exploration Coordination Group (ISECG). Ils contribueront peut-être à la conception de l’habitat des futures bases lunaires ou du vaisseau de ravitaillement qui fera la navette entre l’orbite et le sol lunaire. Cette contribution devrait permettre d’envoyer un Européen tous les 5 ans sur la Lune. En ce qui concerne les Chinois, il espère qu’ils rejoindront l’ISS avant la fin du programme. En ce qui concerne leurs ambitions lunaires, elles sont bien connues et ils suivent scrupuleusement un plan établi, il y a une vingtaine d’années. Pour l’hélium 3, l’Europe doit investir (mais modérément) de façon à ne pas prendre de retard si jamais les recherches sur la fusion en confirmaient l'intérêt.


Enfin, en ce qui concerne les vols spatiaux privés, Jean-François Clervoy croît à l’essor des vols suborbitaux (proposés à 200 000 $ par Virgin Galactic pour des vols à 100 kilomètres d’altitude) qui offriront toutes les caractéristiques du vol spatial : boost au décollage, ciel noir en plein jour, vision de la Terre (avec un champ de vision 10 fois supérieur à celui connu dans l’aviation civile) et apesanteur. Le programme européen d'avion spatial de tourisme annoncé par EADS Astrium en juin 2007 est pour l'instant suspendu en raison de la crise financière.


Jean-François Clervoy indique que le développement des vols orbitaux privés à coûts abordables sera  beaucoup plus difficile. L'explication est simple : l’énergie consommée (et donc le coût) est proportionnelle grosso modo au carré de la vitesse. Pour un vol suborbital à 100 kilomètres, il faut atteindre Mach 2.7. Or, pour atteindre une orbite basse de 400 kilomètres il faut voler à Mach 25, soit 100 fois plus d’énergie. On retrouve par ce simple calcul le chiffre de 20 millions de dollars demandé par les Russes pour emmener un touriste spatial vers l’ISS (NdR : le prochain en date sera Guy Laliberté, le patron du Cirque du Soleil, dont je vous avais parlé lors d'un précédent post).  


Un astronaute fait le tour de la Terre en un peu plus d’une heure. Pendant le même temps, nous avons effectué avec Jean-François Clervoy un tour d’horizon très vaste, qui m’a donné de la hauteur et de la perspective ! Merci pour son temps et ses explications, en m’excusant auprès de lui pour les coquilles qui auraient pu se glisser dans ce compte-rendu.

1 commentaire:

troy1 a dit…

J-F Clervoy n'a volé que sur "shuttle" !... Celà s'est-il passé comme pour Patrick Baudry, à qui on interdisait de s'approcher du hublot !?... ( Baudry aussi milite pour une véritable Astronautique, rompant avec l'ESA, qu'il accuse d'être surtout un gouffre financier et juste bon qu'à nous faire tourner en orbite ... c'est à dire en rond !...)

... De là à "en bourrique", il n'y a qu'un pas : l'Âge de l'Espace, c'est une Histoire des Hommes, pas des robots , qui ne peuvent constituer que l'avant-garde !... L'aventure des robots soviétiques sur la lune est géniale ( et fait d'eux les vainqueurs scientifiques de cette "course" de saltimbanques) , mais ils ont perdu en renonçant à poser leurs "Zond" !...
Du côté européen : équipé en vaisseau spatial habité, l'ATV "Jules Verne" est l'équivalent d'un "Zond-Soyouz" et peut affronter l'orbite lunaire avec une technologie plus mûre de 40 ans !... On s'en sert comme camion-benne pour la voirie !...
Est-ce vraiment le seul espoir , juste regarder les ( de moins en moins ) arrogants yankis marcher sur Mars ... peut-être !... Dès lors, on offre des verges ( en or) aux détracteurs qui prétendent que l'aventure lunaire s'est faite en studio !... Ou alors, c'est peut-être la série bd "Zoum le Martien" (1) qui s'avère prophétique : dans le futur, Zoum et son copain Jeff découvrent un monument dédié au peuple esquimau, conquérant de l'Espace !... Avec la tournure actuelle, les Inuits ont leurs chances !!!...
(1) de Pat Mallet (1966) et actuellement en ligne dans le coffre à bd