dimanche 5 septembre 2010

L'effroyable odyssée du Probo Koala


L'histoire du Probo Koala a finalement fait couler peu d'encre dans la presse française et il faut vraiment saluer la qualité du travail d'investigation de Bernard Dussol et Charlotte Nithart qui ont livré dans Le Cargo de la honte (paru en mai 2010 aux Editions Stock) un éclairage complet sur cette affaire. Cette épopée moderne est emblématique du cynisme et de la déliquescence des valeurs de notre époque. Je vais essayer de la résumer ici mais je vous recommande fortement la lecture de cet essai qui se dévore (malheureusement) comme une série de 24 heures Chrono...


Le Probo Koala est un navire de près de 200 mètres de long capable de transporter à la fois des liquides et des denrées alimentaires. Affrété à l'été 2006 par la société de négoce de matières premières Trafigura, le Probo Koala a été à l'origine d'une effroyable catastrophe écologique en Côte d'Ivoire. En vue de réaliser un profit important, la société Trafigura avait acheté à la compagnie mexicaine Pemex plusieurs cargaisons de naphta très sulfurisé à bas prix. Pour en faire du pétrole commercialisable (sur les marchés africains qui ont moins d'exigence sur le taux de soufre), la société Trafigura avait le choix d'engager des professionnels pour transformer le naphtaou (plus risqué) de nettoyer le naphta eux-mêmes en suivant un processus appelé Merox. Le second choix, plus profitable, fut retenu. Les cargaisons mexicaines ont donc été transférées sur le Probo Koala au large de Gibraltar (dans les eaux internationales, où seul le droit du pavillon du bateau, Panama en l'occurrence, s'applique) et le navire a été transformé en raffinerie flottante. Le naptha a été mélangé à de la soude caustique directement dans les cuves pour réduire son taux de souffre. Le problème c'est que le naphta était de très mauvaise qualité et que la réaction chimique a créé des déchets d'une toxicité exceptionnelle.


Plutôt que de payer le prix fort pour traiter ces déchets, les dirigeants de Trafigura ont recherché un pays et un port qui seraient capables de "prendre en charge" ces déchets. Après un essai raté au port d'Amsterdam où les autorités ont été alertées par l'odeur abominable qui émanait de ces déchets, le Probo Koala a erré pendant de long mois avant finalement de trouver une place au port d'Abidjan. Là-bas, une société nouvellement créée et proche de la filiale locale de Trafigura (Puma Energy), et sans aucune expérience en chimie a accepté de "traiter" ces déchets à un prix défiant toute concurrence, faisant le bonheur de Trafigura. Ils ont été transférés dans des camions citernes classiques et conduits jusqu'à la décharge de la ville (qui est une véritable ville qui fait "vivre" de nombreux habitants) où ils ont été simplement déversés à même le sol !!! La communauté qui vit autour de la décharge a été tout de suite choquée par cette odeur effroyable. Les gérants de la décharge (qui avaient été soudoyés comme les responsables du port) s'en sont vite rendus compte et ont interdit les déchargements suivants. Les conducteurs de camions citernes apeurés de se retrouver avec des cargaisons de ce type sur les bras ont donc déversé les cargaisons un peu partout aux alentours d'Abidjan directement dans la nature ! La ville entière a été submergée par les odeurs infâmes de ces déchets, qui ont causé la mort de onze personnes et intoxiqué plus de 100 000 Ivoiriens, et les autorités ont mis des semaines à réagir. La population ivoirienne s'est soulevée et le président Laurent Gbagbo a été contraint de limoger plusieurs ministres (réintégrés quelques mois plus tard).


Après de longues tractations, Trafigura a finalement accepté de payer des dédommagements d'un montant de 350 millions de dollars mais n'a jamais reconnu sa responsabilité. Cela est d'autant plus ahurissant, que le traitement en bonne et dûe forme des cargaisons de naphta n'aurait coûté que 500 000 dollars ! L'appât d'un gain supplémentaire de quelques centaines de milliers de dollars a conduit à l'une des plus grandes catastrophes écologiques d'Afrique. L'un des gérants de Trafigura, piégé par une caméra de télévision, a même déclaré qu'ils auraient dû rejeter les déchets en mer, cas dans lequel ils n'auraient été passibles que d'une toute petite amende.


Cette affaire pose plusieurs questions:

  • La première est le traitement des déchets industriels à haute toxicité. Normalement leur traitement répond à des normes très exigeantes mais il y a plusieurs façons de les contourner : trouver un territoire de complaisance où les normes sont plus lâches, corrompre les autorités (ce qui a été le cas dans l'affaire Probo Koala) ou avoir recours à une mafia (ce qui a été très largement décrit par Roberto Salviano dans son ouvrage Gomorra) qui ne respecte aucune loi.
  • La deuxième est le développement de l'industrie chimique "off-shore" qui ne répond à quasiment aucun contrôle (une usine de désulfuration aurait eu besoin de très nombreuses accréditation pour effectuer l'opération Merox réalisée dans les cuves du Probo Koala). Le droit de la haute-mer est l'un des plus flous qui soit (on le voit bien dans la gestion des actes de piraterie) et il faudrait vraiment que la communauté internationale s'y attèle afin que les exactions chimiques ne soient pas toutes opérées dans ces nouvelles zones de non-droit. Ces usines sont à la haute mer, ce que les paradis fiscaux sont à la haute finance : des zones où tout est permis et où la toxicité des rebuts de l' activité humaine (chimique ou financière) est dissimulée.
  • La troisième question est de savoir comment les pays du Sud, pauvres et corrompus, peuvent lutter pour éviter de devenir les poubelles de l'Occident.
  • La quatrième (et il y en a certainement encore beaucoup d'autres) est la réglementation des sociétés de négoce de matières premières dont la recherche du profit est la seule préoccupation. Dans le cas des marchés financiers, cela semble admis alors que là-aussi les sociétés à force de "nettoyer" des produits financiers pour les rendre commercialisables (par des opérations de titrisation) créent des monceaux d'actifs toxiques qui un jour forcément ressurgissent, on l'a bien vu pendant la crise des subprimes.

Aucun commentaire: