mercredi 27 juillet 2011

Good bye Crobar !

Un post un peu plus badin pour une fois. S’il y a bien une boîte de nuit qui m’aura marqué dans ma vie c’est le Crobar de Chicago. Pour lui rendre hommage, j’y avais même situé un chapitre clé du tome 1 de Siècle bleu. Beigbeder c’est le Baron, moi c’était le Crobar. Or, Horreur, stupeur, en tapant Crobar sur Google ce soir pour voir ce que c'était devenu, je viens de me rendre compte que la boîte avait fermé le 17 avril 2010, soit 5 jours avant la sortie de mon livre C’est un choc, je me sens orphelin. En guise d'adieu, vous pouvez lire le dit chapitre sur cette page (avec tout le reste du prologue de Siècle bleu) ou directement à la fin de ce post.


J’ai vécu à Chicago de janvier 1997 à septembre 2000 (parti juste avant l’élection de Bush). Pendant quatre ans, j’ai dû aller dans ce lieu de perdition tous les mercredis soirs (la meilleure soirée) et une bonne partie des week-ends. À l’époque j’étais un jeune chercheur en maths et je pouvais me permettre de sortir autant ! À grand renfort de Jack Daniels (le Red Bull existait à peine à l’époque), j’y suis allé pour écouter de la musique et aussi pour réfléchir (si si... mais pas que). Une grande partie des idées de Siècle bleu est née là-bas, dans ce chaos qui m’évoquait une autre planète.


Toutes celles et ceux qui y sont venus avec moi, en ont gardé un souvenir mémorable. Cet endroit était unique. De l'extérieur il ne payait pas de mine. Un bâtiment de brique rouge dans une zone paumée avec uniquement des inscriptions en japonais (s'il y a des japonisants, je suis preneur de la traduction d'ailleurs). A l'intérieur, une boîte comme vous en avez jamais vu. Une vraie arène. Le meilleur de l'électro et une ambiance folle. Tout le monde interlope de la nuit s’y retrouvait, les bandits, les créatures les plus bizarres (je n’ai pas menti dans mon chapitre et encore je suis resté soft) ainsi que les célébrités de Chicago comme Dennis Rodman (le basketteur fou des Chicago Bulls que j’ai vu un soir jusqu’à 5 heures du mat au Crobar, clope et bière au bec, alors qu’il jouait un match de play-off le lendemain après-midi en direct à la TV et où il a excellé) ou Billy Corgan (le chanteur des Smashig Pumkpins, le groupe mythique de la ville).


J’y étais retourné pour la dernière fois en 2006 mais l’endroit avait beaucoup changé. Il était devenu plus aseptisé, trop moderne à mon goût. Voilà ce qu'était devenue l'entrée, auparavant si discrète. Ca ressemblait à la prison d'ADX Florence, la plus sécurisée des Etats-Unis.


Je garderai ma veste crobar encore plus précieusement qu’avant.


Ce lieu va vraiment me manquer. Pour se quitter, les deux extraits musicaux cités dans le chapitre de Siècle bleu en question. Insomnia de Faithless, l'hymne du Crobar. Et Follow the car de Vitalic, sorti en 2005 mais dont l'atmosphère incarnait pour moi au mieux ce lieu.


Insomnia, Faithless.


Follow the car, Vitalic (à 2'30).


Extrait de Siècle bleu (c) JBz&Cie. 2010.


Chicago, Illinois, États-Unis.


Autour d’eux, tout semblait avoir disparu. Ils flottaient à plus de trois cents mètres d’altitude au-dessus de Chicago et du lac Michigan. La visibilité en ce mois de novembre était parfaite. La nuit était tombée depuis longtemps et les lumières de la ville s’étiraient, rectilignes, à perte de vue. Elles traçaient une toile similaire à celles des redoutables araignées qui se balançaient sous leur nez, à l’extérieur, au sommet du building. Les gratte-ciel comme des diamants multicolores pris dans ce filet, brillaient de tous leurs feux.


Au milieu de ce décor futuriste, Abel et João avaient imaginé la structure de l’organisation qui pourrait sauver le monde. Le choix du lieu était d’ailleurs symbolique car cette tour portait le nom de John Hancock, premier signataire de la Déclaration d’Indépendance des États-Unis d’Amérique et le nom du bar – Signature Lounge – se référait à cet épisode.


Il était près de minuit et demi et ils étaient parmi les derniers clients du bar.


– Si on changeait d’endroit ? suggéra Abel.

– Apparemment, on n’a pas le choix, fit João, amusé, en pointant du doigt les serveurs qui les observaient avec impatience. Tu sais où on pourrait aller ?

– Je crois.


Ils réglèrent l’addition puis, en titubant, ils se dirigèrent vers l’ascenseur. La chute de 96 étages fut rude pour leur estomac. Ils sautèrent dans un taxi et Abel lança au chauffeur :

– Crobar, 1543 North Kingsbury, s’il vous plaît.


Il avait découvert ce club dix ans plus tôt ; c’était la meilleure boîte dans laquelle il était allé : le temple de la musique électronique et le chaos total à l’intérieur. Abel avait lui-même été DJ pendant ses années étudiantes. La musique donnait un pouvoir sur les foules et il aimait par-dessus tout amener les danseurs dans cet état de résonance dans lequel, par centaines, ils vibraient à l’unisson. La musique était une arme psychologique redoutable dont on commençait à peine à comprendre la puissance. Une longue file d’attente masquait l’entrée du bâtiment en briques rouges. Sûr de lui, Abel se dirigea vers le physio et après seulement quelques mots, l’homme à la mine peu avenante les invita à pénétrer dans l’antre de la nuit.


Quand ils poussèrent les portes, un souffle les fit reculer. Le son. Il emplissait toute la salle avec une pureté, mais surtout une puissance presque insupportable. Insomnia de Faithless, l’hymne du Crobar. Ils se jetèrent dans l’arène. La déco avait été remaniée depuis le dernier passage d’Abel et il la trouvait un peu trop aseptisée à son goût. Mais la folie était toujours là. João, qui connaissait pourtant les dancefloors de Tokyo, était médusé par cette foule surexcitée dans laquelle se mêlaient les créatures de la nuit les plus bizarres – mi-masculines, mi-féminines – perchées sur des balançoires ou enfermées dans des cages. Il n’y avait que sur la planète Tatooine dans l’antre de Jabba Le Hutt – la limace géante de Star Wars – que l’on trouvait des orgies avec une pareille diversité animale. Certaines de ces créatures se faisaient piercer, tatouer, fouetter, d’autres se laissaient enduire le corps de cire ou recevaient des impulsions électriques sur une chaise de dentiste. Sous l’effet des tequilas, Abel et João voyaient cette masse informe onduler sur le rythme endiablé du DJ qui officiait, le poing levé depuis un ring disposé au centre de l’arène. Ces scènes étranges étaient nappées d’un épais brouillard craché par les machines à fumées, gargouilles de ce temple expiatoire. Ils ne savaient plus très bien, au milieu du nuage ionisé par les lasers et les stroboscopes, si tout cela était réel ou non.


Abel tira son ami par le bras et le guida jusqu’au bar. Il commanda deux Vodka Red Bull à la serveuse aux seins presque nus. Autour de son cou, un serpent était enroulé. Abel caressa le reptile qui vint sagement lui titiller la joue avec sa langue fourchue, puis rampa jusque dans ses bras. João avait souvent constaté à San Diego que le charisme de son ami n’opérait pas qu’avec les êtres humains et qu’il exerçait aussi un réel pouvoir sur les animaux. Abel regarda fixement le serpent qui prit peur et retourna se blottir auprès de sa propriétaire. Le jaguar noir pouvait tuer les anacondas.


Tout ce qui les entourait était improbable, irréel, indescriptible. C’est pour cette raison qu’Abel avait choisi cet endroit pour lui faire la Révélation, comme si elle sortait d’un songe.


– Et si l’organisation écologiste que nous avons imaginée existait vraiment, tu la rejoindrais ?

– Bien sûr ! grommela João en se tenant au bar pour se maintenir en équilibre. Mais tu sais bien qu’elle n’existe pas.

– Tu te trompes, lui susurra Abel à l’oreille.


Il partit sur la piste, laissant João dans un état de grande perplexité. Il ne savait plus où il en était entre l’alcool, la musique et ses pensées. Abel se fondit dans la foule. Le rythme qui la faisait vibrer était infernal, vertigineux, hypnotique. Follow the car de Vitalic. De la violence brute. La même violence qui régne au cœur de la forêt amazonienne. Celle où le jaguar moderne se sentait bien. Pourtant proche de la nature, il trouvait son inspiration et son équilibre dans le chaos des boîtes de nuit, qui lui donnait un point de vue décalé sur l’espèce humaine. Adolescent, ces endroits lui avaient aussi permis de grandir, de canaliser sa violence intérieure, la rancœur qui le rongeait depuis le drame survenu dans son enfance.


Il aimait surtout cet état d’exaltation vers lequel la musique électronique le transportait. Il partait loin du monde. Il rêvait. Il resta ainsi un long moment.


– Alors, c’est quoi, cette organisation ? demanda avidement le Brésilien lorsqu’il revint.


Abel le regarda profondément dans les yeux et lui dévoila un visage que João n’avait jamais vu. Il était en transe, dans un état où toutes ses vies passées, présentes et futures se superposaient. Comme les chats, les crocodiles, les requins et les félins, le fond de sa rétine – son tapetum lucidum – s’était mis à briller dans l’obscurité et reflétait les faisceaux multicolores des roboscans. Deux torches terrifiantes éblouissaient João qui s’apprêtait à subir l’attaque nocturne du fauve.


– Tu ne devras révéler à personne ce que je vais te dire.

– Évidemment, lâcha João qui voulait mettre fin à son supplice.

– Cette organisation idéale s’appelle Gaïa.

– Mais, je n’en ai jamais entendu parler ! se plaignit le Brésilien à bout de nerfs.

– Personne ne connaît Gaïa, ils n’ont encore jamais frappé. Je les ai rencontrés. Ils vont changer le monde.

– Mais qui sont-ils ? Que font-ils ? Où sont-ils ? l’implora João.

– Pas la peine de chercher, tu ne trouveras rien. Si tu veux en savoir plus, tu ne devras parler de Gaïa à personne. Nous reprendrons cette discussion à la prochaine conférence.


En attisant sa curiosité, Abel venait d’acheter le silence de João. Il retourna danser, l’abandonnant aux mille questions qu’il aurait voulu lui poser sur l’organisation. João était la recrue idéale, mais il était encore trop tôt pour qu’Abel lui dévoile ce qu’était exactement Gaïa ;

qu’il était à sa tête ;

qu’il y réfléchissait depuis des années ;

qu’elle était sa création ;

qu’elle était sa créature.


Il était le jaguar noir.

Il fallait être patient.

Son pelage luisait.

Gaïa rétablirait le lien coupé entre l’homme et la nature.

Ses pupilles brillaient.

Gaïa sauverait l’espèce humaine et toutes les autres espèces.

Ses yeux irradiaient.

Gaïa réenchanterait le monde.

L’émeraude de son iris emplissait l’univers.

Rien n’arrêterait Gaïa.