lundi 2 septembre 2013

Le Rêve de Bernard Madoff et l'Ombre de la Mafia



Dominique Manotti nous a gratifié d’un très beau petit livre (47 pages et 3,10 euros) paru aux éditions Allia : Le Rêve de Madoff. Comme le titre le laisse présager, ce roman est écrit à la première personne et donne la parole à Bernard Madoff, le plus grand criminel financier de l’histoire (tout du moins parmi ceux qui ont été démasqués). En quelques dizaines de pages, Madoff, embastillé, retrace ce que fut sa vie, faits réels, parfois bien connus, mais dont l’auteur nous livre une synthèse remarquable par sa fluidité et surtout exempte de tout verbiage technique, ce qui rend son récit accessible à tous.
La vie de Madoff donc. L’enfance, la soif de reconnaissance et l’argent comme moyen de l’épancher, « le mariage de son beau-père » (superbe formule dont Manotti a l’art), l’ouverture de son cabinet de courtage, l’informatisation de la finance, l’ouverture du NASDAQ, l’appartement à Manhattan, la première villa à Palm Beach, le premier yacht… Tout cela est à peu prés connu de tous ceux qui ce sont intéressés à ce scandale (lisez par exemple L’affaire Madoff d’Amir Weitmann qui est assez intéressant sur la psychologie de l’escroc).

NASDAQ et Mafia
C’est alors que l’auteur commence à nous dévoiler la face plus sombre (et moins connue) du personnage et avec elle, celle de toute la finance moderne. Tout d’abord elle suggère que Madoff et d’autres courtiers auraient utilisé le NASDAQ (dont Madoff devint par la suite président) pour blanchir l’argent de la drogue, en provenance des grandes familles de la mafia italo-américaine.
La pénétration de la finance et des bourses par l’argent sale des mafias est un fait connu des acteurs de la finance bien informés (j’en sais quelque chose…), je vous conseille par exemple la lecture de La Grande Fraude du commissaire Jean-François Gayraud, l’un des grands spécialistes de la criminalité financière que j’ai eu la chance de rencontrer l'été dernier (je l'avais aussi comme enseignant à l'IRIS). 
Curieusement il existe très peu d’informations officielles sur ce phénomène et les régulateurs se sont peu penchés dessus, soit par incompétence (les schémas sont en général complexes et internationaux, et dépassent vite les compétences des autorités – par ailleurs, pour comprendre le fonctionnement des mafias, le profil de haut fonctionnaire n’est pas toujours le plus adéquat) ou par ignorance (si on ne se donne pas la peine de les rechercher – et c’est complexe vu que le nombre de sociétés écrans intermédiaires – on ne trouve rien) ou par refoulement (la mafia, c’est comme le réchauffement climatique, la vie est plus simple quand on oublie qu’elle existe). D’autres diront que les régulateurs sont acquis aux causes de la mafia, mais je ne le crois pas, tout du moins en France.
Il y a cependant quelques évocations de la pénétration du NASDAQ dont parle Manotti, par exemple  dans l’audition sur « The Involvement of Organized Crime on Wall Street » de Richard Walker en 2000, l’un des directeurs de la US Securities and Exchange Commission (la fameuse SEC), mais les montants annoncés semblent dérisoires. L’énorme enquête menée par Business Week en 1996 est aussi intéressante, mais l’argent du crime n’a certainement pas servi qu’à manipuler le cours de petites actions (small caps) ; le phénomène est beaucoup plus vaste. Passons.

Délits d’initiés, faillite des S&L et junk bonds
Ensuite Manotti nous conduit à travers tous les scandales qui ont secoué la finance depuis les années 80. Tout d'abord, un passage dans le monde des délits d’initiés dont elle donne une splendide définition :
« Pour nous, les joueurs en Bourse, le « délit d’inité » était une infraction à un règlement qui n’existait que pour donner un temps d’avance et une prime à ceux qui avaient l’audace de le contourner ».
Vient alors le développement du marché du crédit immobilier dans les années 80 qui mena à la faillite des caisses d’épargne (savings and loan) américaines (déjà payée par les contribuables américains), mini-bulle des subprimes avant l’heure dont on n’a tiré malheureusement que peu de leçons. 
Suit le développement des junk bonds par Ivan Boesky et Michael Milken, fraude monumentale qui avait abouti à leur condamnation pour une centaine de chefs  d’inculpation, principalement des délits d’initiés (plus lucratifs encore dans le cadre de junk bonds – obligations pourries – car il est plus facile de prédire la fin d’une société moribonde quand on est informé que l’essor d’une société en bonne santé). Plaidants coupables, ils n’écopèrent que de deux ans de prison, protégeant ainsi tous leurs pairs, certains aussi véreux qu’eux. Milken qui a multiplié les actes de philanthropie est aujourd’hui un homme d’affaires respecté (à la tête de 2 milliards de dollars), mais ses réseaux directs et indirects semblent être toujours au cœur des plus grandes fraudes et délits d’initiés actuels. Le phénomène n’a fait d’ailleurs que s’amplifier.
Voir par exemple la condamnation en juillet 2013 du hedge fund SAC Capital, le champion du monde toute catégorie des délits d’initiés au XXIème siècle. Le patron, Steve Cohen, a choisi le même avocat que… Michael Milken ! 
Cela fait plus de dix ans que le site deepcature dénonce les agissements de SAC Capital et ça ne bouge que maintenant. Un peu comme Harry Markopolos qui a dénoncé la supercherie Madoff à la SEC de 2000 à 2008, avec preuves à l’appui, et qui a été totalement ignoré (Madoff, qui faisait partie du gotha financier new-yorkais, avait de gros appuis à la SEC). Je vous recommande d’ailleurs la lecture de son livre « No one would listen » qui se lit comme un thriller et qui raconte sa guerre contre les moulins. Cela m’a un peu rappelé ce que j’ai vécu sur une autre affaire ces quatre dernières années.

Le schéma de Ponzi 
Puis arrive enfin la partie la plus croustillante du livre, que je qualifierais d’ « hypothèse Manotti », qui reprend une idée évoquée par d'autres avant elle, dont Jean-François Gayraud. 
Pour constituer son "arnaque", Madoff avait ouvert au début des années 90, un fonds d’investissement en marge de sa société de courtage, échappant à toute forme de régulation et qui fut le véhicule de sa fraude monumentale. Ce fonds était situé dans le même immeuble que ses bureaux "officiels" et seuls quelques rares intimes y travaillaient (la plupart ignorait l'ampleur de l'arnaque, du moins ce fut leur défense). Jouant de sa notoriété, il attira des investisseurs riches et prestigieux (des institutionnels et des particuliers, dont on peut trouver la liste ici), à qui il promit des rendements constants de l’ordre de 10% à 12%, soit beaucoup plus que les marchés et quelles que soient les conditions de ceux-ci. Ce taux ahurissant faisait des produits « Madoff » l’investissement sans risque le plus sexy du marché. Evidemment derrière ce miracle se cachait une entourloupe mais Madoff a été un génie théâtral pour la cacher à tous. A ceux qui l’interrogeait sur sa « martingale », il leur répondait : « je ne peux évidemment rien vous dire, mais les banques X et Y m’ont fait confiance. À vous de voir, vous êtes évidemment libre de ne pas investir ». Le piège a fonctionné à merveille. 
Quelle était la fameuse martingale ? La presse a retenu qu’il s’agissait de la plus grande pyramide de Ponzi de l’histoire (65 milliards) puisque Madoff n’investissait jamais cet argent sur les marchés (ce que bizarrement personne ou presque n'avait remarqué) et payait les intérêts dûs aux investisseurs existants avec l’argent apporté par les nouveaux venus.

L'Ombre de la Mafia
Selon Manotti, cette explication ne serait pas complète et Madoff se serait déclaré coupable pour cacher quelque chose de bien plus grave (il espérait peut-être ne prendre que deux ans comme Milken et Boesky, mais certainement pas 150 ans). En effet, selon elle, il est difficile de faire tourner une pyramide de Ponzi pendant longtemps, celle de Ponzi n’ayant tenu que quelques mois. Pour Dominique Manotti, l’arnaque de Madoff cachait un second double fonds : Madoff recyclait de l’argent sale (opération rémunérée à 20% par les apporteurs d'argent sale) et payait avec cela les 10% dûs à ses clients. Dans ce cas, cela voudrait dire que Madoff empochait 10 de marge et les 65 milliards n’auraient pas été touchés et dormiraient quelque part.
Que dire de l’hypothèse Manotti ? Difficile de juger car on ne saura jamais tout de cette affaire. La piste blanchiment/mafia a été évoquée par plusieurs mais jamais complètement validée. Robert Jaffe, l’un des principaux rabatteurs de Madoff, avait travaillé pour Gennaro Angiulo, l’un des parrains de la mafia de Boston dans les années 70-80 et il a certainement conservé ces liens. Madoff lui-même devait être proche des réseaux mafieux compte tenu de son passé au NASDAQ et aussi de sa notoriété à Palm Beach, où il avait sa maison de vacances et où il recrutait de riches américains pour son fonds. West Palm Beach est aussi connue pour être un repaire de mafieux. En 1985, alors que nous étions en visite à Disneyworld, mes parents avaient passé une soirée à Palm Beach chez l'un des plus gros boss mafieux italien (collection de 200 Rolls Royce) à l'invitation d'un de leurs amis qui habitait en Floride. Je précise que mes parents (dans la médecine) n'ont rien à voir avec la mafia, mais que le copain de mon père qui nous hébergeait certainement :-) Malheureusement il est mort et je ne pourrai pas lui poser la question. Madoff était peut-être déjà à l'oeuvre à l'époque... 
Un autre élément qui pourrait corroborer l'hypothèse mafieuse : une semaine avant sa "chute", Madoff a transféré 150 millions de dollars vers la branche à Gibraltar de la banque Jacob Safra.  
Jacob Safra est selon Forbes le banquier le plus riche du monde avec près de 15.9 milliards de $. La famille Safra est l'une des dynasties bancaires les plus philanthropes et les plus mystérieuses. La mort d'Edmond (le frère - un peu moins riche - de Jacob) dans l'incendie "criminel" de son penthouse à Monaco en 1999 a conduit aux hypothèses les plus folles (cf. l'article de Libé de l'époque). L'action de la mafia russe, avec laquelle Edmond Safra aurait fricoté, a été pointée à de nombreuses reprises. 
Cette hypothèse est reprise dans un roman extraordinaire d'AW Rosto "Le Souffle au coeur", sans doute le meilleur polar que j'ai lu. D'autres voix évoquent des malversations sur le commerce de l'or (Edmond Safra était le principal interlocuteur des hedge funds sur l'or, commerce dans lequel sa famille a toujours été active, notamment depuis le rachat en 1993 de Mase Westpac Ltd, l'une des 5 firmes qui participe à la fixation du cours de l'or - l'un des processus financiers les plus opaques et archaïques qui soit ... on attend le résultat de l'enquête de la CFTC lancée en mars 2013) ou l'intervention des services secrets français. 
A ce jour, seul le majordome a été condamné, mais on ne sait toujours pas qui est derrière. A noter que le malheur des uns fait parfois le bonheur des autres : les frères Candy (designers anglais très médiatiques à qui l'on doit le complexe pour milliardaires OneHydePark - dont le penthouse a été vendu pour 200 millions de $ à Rinat Akhmetov, l'ukrainien le plus riche) ont racheté le penthouse brûlé pour 17 millions de $ à la veuve Lily Safra et l'on revendu pour 314 millions de $ après rénovation ! L'appartement rénové est hallucinant et est devenu l'un des plus chers du monde. 
L'appartement le plus cher du monde (300 millions d'euros, soit un peu plus) verra bientôt le jour à Monaco au sommet de la tour Odéon en cours de construction à quelques pas de là. Un toboggan relie la chambre à la piscine. Bienvenue dans le monde des ultrariches.




Autre point qui pourrait aussi servir l'hypothèse mafieuse : le schéma de Madoff a démarré au moment de la chute de la BCCI en 1991, la plus grande blanchisseuse de tous les temps. Il y avait donc un besoin pour blanchir d'importantes sommes.

Pour finir avec "l'hypothèse Manotti", il y a un point avec lequel je ne suis pas d'accord. Une pyramide rémunérée à 10% par an peut tenir longtemps, car chaque année il suffit en théorie de ne trouver que 10% de fonds supplémentaire pour que l’ensemble tienne (cela signifie multiplier par 7 les fonds sous gestion en 20 ans). Ponzi proposait des pourcentages beaucoup plus  élevés : 50% de rendement en 45 jours et 100% en 90 jours, ce qui explique l’explosion du schéma. Il n’y a donc pas de comparaisons possibles.
De plus, si l’hypothèse du blanchiment était vraie, il faudrait blanchir chaque année, l’équivalent de ce qui est sous gestion, c’est à dire plus de 50 milliards annuels dans les derniers temps. Cela fait beaucoup (mais c’est quand même possible).
Si Dominique Manotti lit cet article (ou d’autres), je serais preneur de références ou d’éléments qu’elle pourrait porter à notre connaissance (mon email est ici), car si la piste mafieuse reste plausible elle n'est pas forcément le coeur de l'arnaque de Madoff.
Dernière petite chose, Dominique Manotti imagine un Madoff qui rêve de se voir nommer par Barack Obama à la tête de la SEC. Cela paraît farfelu mais l’auteur nous rappelle un fait que j’ignorais totalement : lorsqu’il avait créé la SEC en 1934, Roosevelt avait nommé à sa tête… Joe Kennedy ! Le père de JFK qui avait des liens notoires avec la mafia !
En définitive, un petit livre très instructif, distrayant à faire lire à tous ceux qui s’intéressent aux dérives du système financier. La forme choisie du roman en fait une lecture très agréable.
PS : Dominique Manotti nous avait déjà donné l’excellent « L’Honorable Société » écrit avec DOA et que j’ai eu le plaisir de lire cet été (un excellent thriller sur fond de financement de partis politiques par le lobby nucléaire/BTP et l'accusation injustifié d'écoactivistes... tout lien avec des faits réels est une coïncidence...). J’enchaîne de ce pas sur un autre Manotti sur le blanchiment d’argent dans le milieu des courses de chevaux : « A nos chevaux ». 

Votre adresse e-mail :






PS : la magie d’Internet fait que Dominique Manotti m’a écrit et je devrais la rencontrer bientôt. L’hypothèse Manotti semble encore plus crédible après cet échange. En effet, les rendements de 10% à 12% étaient proposés aux investisseurs classiques de Madoff mais certains autres bénéficiaient d’un traitement de faveur bien plus généreux. Notamment ceux d’un avocat/comptable nommé Picower (regardez sa notice Wikipedia), qui avait apporté plusieurs milliards à Madoff et qui avait bénéficié de rendements pouvant aller jusqu’à … 900 % ! Là on sort du schéma de Ponzi classique et la présence d’une lessiveuse est une hypothèse intéressante.

Picower, qui est un ami de longue date de Madoff et certainement l’un de ses « associés », fait partie des quelques initiés qui avaient retiré leurs billes avant l’effondrement de la pyramide de Ponzi. Le plus troublant c’est qu’Irvin Picard, le trustee en charge de la récupération des fonds Madoff pour les victimes, est parvenu à une conciliation record avec Monsieur Picower pour 7 milliards de dollars. Une bonne façon d’empêcher de gratter plus loin sur l’origine de ces fonds. Monsieur Picower a par ailleurs été retrouvé mort quelques mois auparavant au fond de sa piscine de Palm Beach (en octobre 2009).  Ce qui tend à montrer que les personnes qui ont investi dans Picower Estate n’étaient pas forcément des enfants de chœur… Des mafieux par exemple ?

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